lundi 14 avril 2014

Colette - La Vagabonde - extrait

"Seule ! J'ai l'air de m'en plaindre, vraiment!
"Si tu vis toute seule, m'a dit Brague, c'est parce que tu le veux bien, n'est-ce pas?"
Certes, je le veux "bien", et même je le veux, tout court. Seulement voilà.. il y a des jours où la solitude, pour un être de mon âge, est un vin grisant qui vous saoule de liberté, et d'autres jours où c'est un tonique amer, et d'autres jours où c'est un poison qui vous jette la tête aux murs. 
Ce soir, je voudrais bien ne pas choisir. Je voudrais me contenter d'hésiter, et ne pas pouvoir dire si le frisson qui me prendra, en glissant entre mes draps froids, sera de peur ou d'aise. 
Seule... et depuis longtemps. Car je cède maintenant à l'habitude du soliloque, de la conversation avec la chienne, le feu, avec mon image... C'est une manie qui vient aux reclus, au vieux prisonniers; mais, moi, je suis libre... Et, si je me parle en dedans, c'est par besoin de rythmer, de rédiger ma pensée. 
J'ai devant moi, de l'autre côté du miroir, dans la mystérieuse chambre des reflets, l'image d'"une femme de lettres qui a mal tourné". On dit aussi de moi que je "fais du théâtre", mais on ne m'appelle jamais actrice. Pourquoi? Nuance subtile, refus poli, de la part du public et de mes amis eux-mêmes, de me donner un grade dans cette carrière que j'ai pourtant choisie... 
Une femme de lettres qui a mal tourné : voilà ce que je dois, pour tous, demeurer, moi qui n'écris plus, moi qui me refuse le plaisir, le luxe d'écrire... 
Ecrire! pouvoir écrire! cela signifie la longue rêverie devant la feuille blanche, le griffonnage inconscient, les jeux de la plume qui tourne en rond autour d'une tache d'encre, qui mordille le mot imparfait, le griffe, le hérisse de fléchettes, l'orne d'antennes, de pattes, jusqu'à ce qu'il perde la figure lisible de mot, mué en insecte fantastique, envolé en papillon-fée... 
Ecrire... C'est le regard accroché, hypnotisé par le reflet d'une fenêtre dans l'encrier d'argent, la fièvre divine qui monte aux joues, au front, tandis qu'une bienheureuse mort glace sur le papier la main qui écrit. Cela veut dire aussi l'oubli de l'heure, la paresse au creux du divan, la débauche d'invention d'où l'on sort courbatu, abêti, mais déjà récompensé, et porteur de trésors qu'on décharge lentement sur la feuille vierge, dans le petit cirque de lumière qui s'abrite sous la lampe... 
Ecrire! verser avec rage toute la sincérité de soi sur la papier tentateur , si vite, si vite que parfois la main lutte et renâcle, surmenée par le dieu impatient qui la guide... et retrouver, le lendemain, à la place du rameau d'or, miraculeusement éclos en une heure flamboyante, une ronce sèche, une fleur avortée... 
Ecrire! plaisir et souffrance d'oisifs! Ecrire! ... "

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